4
Duane McBride attendait au square du kiosque à musique que son père soit assez soûl pour se faire jeter de la taverne de Carl.
Il était plus de 20 h 30 lorsque le fermier sortit en titubant. Il s’arrêta quelques instants au bord du trottoir pour montrer le poing à Dom Steagle, le propriétaire du débit de boissons (il n’y avait plus de Carl depuis 1943), s’effondra dans le pick-up, poussa un juron parce qu’il venait de laisser tomber ses clés, et un autre en les ramassant, enfonça le starter et noya le moteur. Duane arriva au pas de course : le pater était assez soûl pour avoir complètement oublié que son fils était venu avec lui en ville « faire quelques achats à la coopérative ».
— Tiens, Duane ! Qu’est-ce que tu fais là ?
Le garçon ne répondit pas, attendant que la mémoire revienne à son père.
— Ah, c’est vrai !... Alors, tu as vu tes amis ? demanda-t-il avec cette diction précise et cet accent de Boston qui réapparaissaient seulement lorsqu’il avait beaucoup bu.
— Ouais...
Duane avait quitté la petite bande en fin d’après-midi, au cas où son père serait resté assez sobre pour se souvenir de rentrer chez lui avant que le cabaretier le jette dehors.
— Allez, grimpe, fiston !
— Non, papa, merci. Je préfère monter derrière, si ça ne te dérange pas.
Cette fois, le tas de ferraille démarra. Duane sauta d’un bond à l’arrière, près des pièces de tracteur achetées le matin, rangea son carnet et son crayon dans sa poche de chemise et s’accroupit sur le plancher métallique en espérant que son père n’allait pas massacrer cette nouvelle vieille guimbarde comme il l’avait fait de leurs deux précédents véhicules d’occasion. Il aperçut Dale et les autres qui descendaient Main Street à vélo mais, comme ils ne connaissaient pas le nouvel engin de son père, il s’aplatit au fond du camion lorsque son père les doubla. Il les entendît crier Lumières ! mais son père fit la sourde oreille. A moins qu’il ne les ait même pas entendus.
Il prit le tournant de First Avenue sur les chapeaux de roue et Duane se rassit, juste à temps pour apercevoir la vieille bâtisse de briques que tout le monde appelait, sans savoir pourquoi, la Maison des Esclaves. Mais Duane, lui, savait pourquoi : la vieille demeure, qui appartenait à la famille Thompson, avait servi dans les années 1850 de relais clandestin aux esclaves en fuite.
Ils passèrent à toute allure devant la maison de Mike O’Rourke, dépassèrent le terrain de base-ball au nord de la ville, et tournèrent vers l’est au château d’eau. Le pater accéléra, ne versa pas dans le fossé, mais il s’en fallut de peu qu’il manque le tournant de la 6. Le pick-up dérapa, zigzagua, se redressa et le conducteur freina à mort dans le parking de la taverne de l’Arbre noir.
— Je ne resterai qu’un instant, Duanie... Juste un petit bonsoir aux copains avant de rentrer monter ces pièces de tracteur.
— OK...
Duane s’installa plus confortablement dans le pick-up. Il faisait nuit noire maintenant, mais la lumière du troquet était suffisante pour lui permettre de lire. Il sortit son carnet poussiéreux et déformé par la transpiration, aux pages presque entièrement couvertes d’une petite écriture serrée. Duane en avait une cinquantaine d’autres, tous écrits de la première à la dernière page, cachés dans sa chambre au sous-sol de la ferme.
Depuis l’âge de six ans, Duane McBride savait qu’il voulait devenir écrivain. Les heures qu’il passait à lire (et il dévorait des livres depuis l’âge de quatre ans) étaient toujours de merveilleux voyages dans un autre monde, un univers résonnant de voix fortes exprimant des pensées encore plus fortes. Non que Duane cherchât à échapper à la réalité : si la mission d’un écrivain est de la décrire, il fallait bien d’abord l’observer avec précision. Mais il était infiniment reconnaissant à son père d’avoir su lui faire partager sa passion des livres et de la lecture.
Le jeune garçon avait perdu sa mère trop jeune pour avoir gardé d’elle beaucoup de souvenirs, et les années suivantes n’avaient pas toujours été faciles, entre la ferme qui partait à vau-l’eau, son père qui buvait, quelques raclées et même de rares épisodes d’abandon total, mais il y avait aussi eu de bons moments : le cours paisible des jours durant les périodes d’abstinence de son père, la gratifiante succession des travaux agricoles de l’été, même s’ils étaient alors toujours débordés, et les longues soirées passées à bavarder entre hommes avec oncle Art : tous trois se faisaient cuire des steaks dans la cour et parlaient de tout sous les étoiles, y compris des étoiles.
Le père de Duane avait laissé tomber ses études à Harvard, mais il avait obtenu son diplôme d’ingénieur à l’université de l’Illinois avant de revenir exploiter la ferme maternelle. Oncle Art avait été un grand voyageur et un poète, tantôt dans la marine marchande, tantôt dans l’enseignement, une année au Panama, une autre en Uruguay, à Orlando... Même quand ils avaient trop bu, leur conversation était passionnante, et Duane absorbait tout ce qu’ils racontaient avec l’insatiable soif de connaissance des surdoués.
Pourtant, personne à Elm Haven ou dans le comté de Crève Cœur ne considérait ce garçon comme un surdoué. D’ailleurs, le mot n’existait même pas, à l’époque. Duane était « le costaud » ou « ce drôle de gamin ». Ses institutrices l’avaient souvent décrit, que ce soit par écrit ou lors des rares réunions de parents, comme un élève peu soigné, peu motivé, peu attentif. On n’avait aucune raison de le taxer d’indiscipline, mais il pouvait faire mieux.
Lorsque ses maîtres lui faisaient des reproches, il se contentait de s’excuser et de sourire poliment, avant de retourner à ses pensées et à ses projets du moment. L’école n’était pas un problème pour lui, pas même une servitude. En fait, il aimait bien le concept d’école, seulement cela l’empêchait de se concentrer sur ses vraies études et de se préparer à son avenir d’écrivain. En plus, il y avait à Old Central quelque chose qui le tracassait. Pas ses camarades de classe, non, pas du tout, ni même le directeur et les membres du corps enseignant, quelque débiles et étroits d’esprit qu’ils lui paraissaient. C’était autre chose.
Duane fronça les sourcils et feuilleta son carnet pour retrouver ce qu’il avait écrit la veille, le dernier jour de classe.
Les autres ne semblent pas remarquer l’odeur qui règne ici, ou bien, s’ils y sont sensibles, ils n’en parlent pas. Cela sent le froid, la chambre froide mal entretenue, la charogne en fait, comme cette fois où le pater et moi avons cherché une semaine la génisse morte derrière la mare sud.
La lumière aussi est bizarre à Old Central. Epaisse. Un peu comme dans cet hôtel désaffecté de Davenport où le pater avait eu l’intention de tout récupérer pour faire fortune. Une lumière épaisse filtrée par de lourds et poussiéreux rideaux, témoins de l’opulence d’autrefois. Là-bas aussi il régnait une odeur de moisi, d’abandon définitif. Et les rayons de lumière qui tombaient de la haute fenêtre sur le parquet de cette salle de bal abandonnée... cela me rappelle le vitrail au-dessus de l’escalier d’Old Central...
Non. Il y a autre chose, plutôt une sorte de... prémonition. Une présence maléfique ? Non plus, trop mélodramatique. Dans les deux endroits, la même impression de quelque chose à l’affût. Ça et le bruit des rats dans l’épaisseur des cloisons. Pourquoi personne ne s’en est-il jamais plaint ? Le service sanitaire n’apprécierait sans doute pas trop la présence de rats dans une école primaire, de crottes de rats partout, de bestioles galopant sur les tuyaux du sous-sol, là où sont les toilettes. Je me souviens, une fois, au cours élémentaire, j’étais descendu là-bas et...
Il relut rapidement ce qu’il avait écrit l’après-midi en attendant son père au square :
Dale, Lawrence (surtout pas Larry), Mike, Kevin et Jim. Comment décrire les petits pois d’une même gousse ? Pourquoi tout le monde dit Jim « Harlen » ? Même sa mère, je crois, pourtant elle n’est même plus une Harlen, puisqu’elle a repris son nom de jeune fille lors de son divorce. Combien y a-t-il d’autres divorcés à Elm Haven ? Aucun, à ma connaissance, à part oncle Art, qui ne se souvient sans doute même plus de sa femme. Elle était chinoise et leur vie conjugale a duré deux jours, vingt-deux ans avant ma naissance.
Dale, Lawrence, Mike, Kevin et Jim. Comment comparer les petits pois d’une même gousse ? Commençons par les cheveux... La coupe de Dale...
Duane ferma son carnet, enleva ses lunettes et se frotta les yeux. Il n’avait pas travaillé de la journée et pourtant il se sentait fatigué. Affamé aussi. Il essaya de se souvenir de ce qu’il s’était préparé au petit déjeuner, et comme il n’y arrivait pas, il renonça. Pendant que les autres garçons de la bande étaient retournés déjeuner chez eux, Duane était resté dans le poulailler de Mike à écrire dans son carnet et à réfléchir.
Mais assez réfléchi pour la journée !
Il sauta du pick-up et marcha jusqu’à la lisière du bois. Il entendait de gros rires derrière lui, et il put distinguer la voix de son père, plus forte que les autres, sur le point d’asséner une ultime réplique, pour que tous les autres buveurs s’écroulent de rire.
Dale adorait les histoires de son père, mais pas quand il avait bu. Ses anecdotes, habituellement pleines d’humour, devenaient alors méchantes et cyniques.
Le garçon savait que son père se considérait comme un raté. Il avait raté Harvard, c’était un ingénieur et un inventeur ratés, un fermier et un gestionnaire ratés, un zéro en tant qu’époux et père. Dans l’ensemble, Duane était d’accord avec ce jugement, bien qu’il eût des doutes sur le dernier point.
Il retourna au pick-up et monta dans la cabine en laissant la porte ouverte afin d’en chasser l’odeur de whisky. Le barman ne manquerait pas de jeter le pater dehors avant que celui-ci devienne violent, et Duane n’aurait plus qu’à le pousser d’une façon ou d’une autre à l’arrière, pour ne pas lui laisser la possibilité de se débattre ou de saisir le volant. Et cet enfant de onze ans, cet élève moyen (avec un QI de cent soixante, selon oncle Art qui l’avait Dieu sait pourquoi, traîné un jour jusqu’à l’université d’Oak Hill pour qu’il passe des tests) ramènerait son père à la maison, le mettrait au lit et préparerait le repas, avant d’aller dans le hangar vérifier que les pièces détachées rapportées de la coopérative allaient bien sur leur John Deere.
Plus tard, beaucoup plus tard, Duane fut réveillé par des murmures à son oreille.
Il était encore dans un demi-sommeil, mais il savait bien qu’il était chez lui. Il avait ramené le pater, l’avait traîné jusqu’à son lit, et avait monté la nouvelle tête de Delco avant de se préparer à manger. Mais il n’avait pas l’habitude de s’endormir en laissant son poste de radio allumé.
Duane dormait au sous-sol, dans un coin qu’il avait séparé du reste avec des couvre-pieds tendus sur une corde et des piles de caisses. Ce n’était pas si sordide que ça. Le premier étage de la ferme était trop vide et trop froid l’hiver, et son père, qui ne voulait plus occuper la chambre qu’il avait partagée avec sa femme, dormait sur le divan du salon. Duane avait donc colonisé le sous-sol. La chaudière était tout à côté et il y faisait bon, même quand le vent balayait les champs nus. Il y avait descendu un lit, un buffet, tout son équipement de chimie, son labo-photo, son établi et son matériel électronique.
Fanatique de radio depuis l’âge de trois ans, Duane avait plusieurs récepteurs : un poste à galène, des radios montées à partir de kits, des radios achetées toutes prêtes, des radios bricolées à l’aide de plusieurs autres, et même un modèle récent à transistors. Oncle Art lui avait suggéré de s’essayer à la radio-amateur, mais cela ne l’intéressait pas : il ne voulait pas émettre, mais écouter.
Et il ne s’en privait pas, jusque tard dans la nuit, dans son antre où des tas de fils d’antenne couraient le long des tuyaux et sortaient par les fenêtres.
Il écoutait bien sûr les stations locales, Peoria, Des Moines, Chicago, et les grandes stations de Cleveland et Kansas City, mais ce qu’il aimait encore plus, c’étaient les stations lointaines, les chuchotements venus de Caroline du Nord, d’Arkansas, de Toledo ou Toronto, et même, lorsque les conditions le permettaient, les gazouillis en espagnol ou les lentes intonations de l’Alabama, presque aussi exotiques, ou encore le courrier des auditeurs des stations de Californie ou du Canada.
Tout l’intéressait, depuis les transmissions en direct de matchs qu’il écoutait les yeux fermés afin de mieux se représenter les terrains illuminés par les projecteurs, où l’herbe paraissait aussi verte que son sang était rouge, jusqu’aux programmes musicaux. Il aimait la musique classique et les variétés, il adorait le jazz, mais ce qu’il préférait par-dessus tout, c’était les débats au cours desquels un animateur patient et invisible attendait les appels verbeux mais enthousiastes d’auditeurs sans visage.
Il imaginait parfois qu’il était un astronaute solitaire et qu’il s’éloignait dans l’espace... Déjà à des années-lumière de la Terre, sans possibilité de faire demi-tour, il était condamné à ne jamais revenir, mais il savait aussi que la durée d’une vie humaine ne lui permettrait pas d’atteindre sa destination. Pourtant, il restait relié au monde par cet arc d’ondes électromagnétiques, il traversait d’anciens programmes de radio, comme des pelures d’oignon, remontait le temps à mesure qu’il avançait dans l’espace et écoutait les voix d’êtres morts depuis longtemps, retrouvant même Marconi, et puis le silence.
— ... Duane...
Quelqu’un murmurait son nom. Il s’assit dans le noir et s’aperçut qu’il avait toujours son casque sur les oreilles, il avait fait des essais avec un nouveau kit avant de s’endormir.
Il entendit à nouveau la voix. Ce devait être une voix féminine, mais elle paraissait étrangement asexuée et très lointaine, quoique aussi claire que les étoiles qu’il avait vues dans le ciel en revenant de la grange.
Elle... ça... l’appelait par son nom.
— Duane... Duane... Nous allons bientôt venir te chercher, mon cher petit...
Il se dressa d’un bond, serrant son casque sur ses oreilles. La voix ne semblait pas venir du casque, plutôt de dessous le lit, ou de l’obscurité au-dessus des canalisations d’eau chaude, des parpaings des murs.
— Nous allons venir bientôt, cher petit...
Personne n’appelait Duane « cher petit », même par plaisanterie. Peut-être sa mère autrefois.
Il passa la main sur les écouteurs, trouva au bout le fil avec la prise qu’il avait débranchée après avoir éteint son poste.
— Nous allons venir très bientôt, cher petit, insista doucement la voix. Attends-nous, cher petit...
Il se pencha, tâtonna dans l’obscurité pour attraper le cordon de l’interrupteur et alluma la lumière.
Les écouteurs n’étaient pas branchés. La radio était éteinte. Aucune de ses radios ne marchait.
— Attends-nous, cher petit...